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            "Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères par les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé par un fils …" (Épître aux Hébreux, 1, 1-2). Pour nous chrétiens, mais aussi pour les musulmans, Dieu s'est adressé à l'homme par un certain nombre de prophètes sur la parole desquels s'appuie déjà la foi juive. Puis il s'est adressé à nous par la parole du prophète Jésus, son Fils venu partager la condition des hommes pour les chrétiens, son Envoyé pour les musulmans, mais un envoyé assez exceptionnel pour que le Coran enregistre sa naissance virginale à l'égal des évangiles et honore Marie sa mère. Enfin, ajoute le musulman, le message transmis par Muhammad (Mohammed, Mahomet) est venu achever la prophétie, compléter, rectifier de manière définitive ce que les croyants avaient retenu des Paroles antérieures.

            Du fait de cette succession bien ordonnée, certains musulmans s'étonnent (c'est là le malentendu de mon titre) que le chrétien qui est entré en dialogue et en amitié avec eux, qui a dépassé les préjugés répandus dans la société occidentale, n'envisage pas de se convertir à l'islam. Car, si chaque prophète a été envoyé par Dieu pour reprendre et améliorer le message du précédent, il devient incompréhensible que les chrétiens veuillent s'arrêter à l'avant-dernier et lui reconnaître un statut divin, et refusent Muhammad, dernier de la liste et sceau de la prophétie.

            Ne nous récrions pas trop vite devant cette incompréhension. Les chrétiens des premiers siècles s'étonnaient eux aussi, et même se scandalisaient, que les juifs refusent de reconnaître la messianité et la filiation divine de Jésus. Ils n'arrivaient pas à comprendre un tel refus, tant était évidente à leurs yeux la puissance de Dieu manifestée en Jésus et consignée dans les évangiles. Et comme ils ne comprenaient pas, ils ont imaginé que les juifs n'avaient pu et ne pouvaient réagir ainsi que par jalousie et mauvaise foi. Ce fut là une des racines de cet antijudaïsme chrétien dont l'Église a eu tant de mal à se défaire.

            Donc, vis-à-vis de ceux des musulmans pour qui notre arrêt sur Jésus est difficile à comprendre, il ne suffit pas de penser qu'ils ont tort, il faut nous expliquer, ne serait-ce que pour nous-mêmes, pour que nous soyons bien au clair avec ce que nous croyons, avec ce en quoi nous vivons.

            Je crois que nous ne pourrons le faire qu'en réfléchissant d'abord sur quelques aspects de notre conviction que le passage du judaïsme de l'Ancien Testament à la foi en Jésus fondée sur le Nouveau a constitué un vrai pas en avant. Il sera plus facile ensuite de voir pourquoi, cela acquis, un éventuel ralliement à l'islam ne peut plus nous apparaître comme une nécessité ni un progrès.

            Allons du moins important au plus important.

1.         Les interdits alimentaires.

La Bible juive (notre Ancien Testament) n'a certes jamais fait reposer l'obéissance à Dieu uniquement sur des observances alimentaires, les prophètes ont averti que cela ne dispensait pas de pratiquer la justice et la miséricorde, mais ces observances sont encore bien là, indiscutables, dans le monde palestinien où naît Jésus, et elles subsisteront, puisque beaucoup de juifs pieux d'aujourd'hui tiennent à manger casher. Le texte saint déclare impurs certains animaux, certains aliments, et les proscrit.

            Là-dessus, les évangiles proposent un retournement parfaitement net. Matthieu, après Marc, rapporte cette parole de Jésus : "Écoutez et comprenez ! Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l'homme impur, mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l'homme impur" (Mt 15, 11). Les pharisiens sont scandalisés, les disciples interrogent, et Jésus explique : "Ne savez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre, puis est rejeté dans la fosse ? Mais ce qui sort de la bouche provient du cœur, et c'est cela qui rend l'homme impur" (Mt 15, 17-18). Suit alors le détail de toutes les intentions perverses qui, issues du cœur, se répandent en paroles mauvaises et en conduites vicieuses. Et Marc précise ici : "Il déclarait ainsi que tous les aliments sont purs" (Mc 7, 19).

            On passe ainsi d'une exigence de pureté définie matériellement à une pureté de l'intention et de la volonté, se vérifiant dans la parole et la conduite. Tel est le grand pas en avant que Jésus rend définitif.

            Mais alors, pourquoi Dieu, le Dieu de l'Ancien Testament qui est aussi le nôtre, avait-il édicté, ou laissé édicter en son nom par les législateurs d'Israël, des prescriptions aussi minutieuses ? Face au retournement de perspective opéré par Jésus, les premiers disciples se sont posé la question, La loi détaillée du judaïsme, répond l'apôtre Paul dans sa Lettre aux Galates (3, 24), a été le pédagogue dont nous avions besoin avant que nous soit proposée la foi en Jésus. Pédagogue est évidemment à prendre au sens que ce mot avait dans le monde gréco-romain, où il désignait non pas un professeur, mais un esclave chargé d'accompagner le jeune fils du maître de maison dans son trajet vers l'école, pour l'empêcher de faire des bêtises et pour veiller à sa sécurité.. La loi de pureté alimentaire et rituelle n'était qu'un esclave chargé pour un temps de former à l'obéissance et à quelques précautions élémentaires une humanité encore en enfance. La révélation apportée par Jésus nous fait accéder à l'âge adulte de la foi et remet à notre liberté ainsi éclairée la gestion du quotidien.

            Dès lors les prescriptions par lesquelles l'islam revient à des interdits alimentaires, si respectables soient-elles dans leur esprit d'obéissance à Dieu, ne peuvent être senties par le chrétien que comme un retour vers l'enfance de la foi. Nous n'avons pas dépassé, avec Jésus, la loi du casher pour y revenir sous la forme du halal.

 

2.         Le sacrifice d'animaux

Au temps de Jésus, les abattages sacrificiels d'animaux se pratiquaient régulièrement au Temple de Jérusalem. Ne cherchons pas à remonter à leurs origines, constatons simplement qu'ils existaient alors dans tout le monde sémitique comme dans tout le monde gréco-romain, et qu'ils manifestaient le désir d'offrir à la divinité ou aux divinités non seulement quelque chose de précieux, mais aussi quelque chose qui avait en commun avec les hommes d'être doué de vie et animé, et pouvait les représenter.

            La multiplication de ces sacrifices, sans cesse renouvelés, manifeste selon notre Nouveau Testament (voir la Lettre aux Hébreux), que l'humanité ne peut, par ses offrandes propres, présenter à la divinité un sacrifice définitivement agréé, que pour les hommes toujours faillibles et toujours dépendants la tâche est constamment à recommencer et que la qualité de la chose offerte est toujours insuffisante. Le sacrifice de Jésus, obéissant à la mission qui lui a été confiée jusqu'à subir la Croix du fait du refus qui lui est opposé, a une autre portée. Ce sacrifice est le sacrifice d'un homme au nom de ses frères, non d'un animal de substitution ; et il est aussi celui d'un homme enraciné en Dieu, qui s'est manifesté (c'est ce que croit le chrétien) en tant que Fils de Dieu, de sorte que l'offrande qu'il présente a en elle la perfection que lui confère cet enracinement en Dieu lui-même, et n'a plus à être recommencée. Dès lors, en christianisme, et notamment dans la doctrine catholique, il n'y aura plus de sacrifice nouveau, mais la célébration chaque dimanche dans la messe, et éventuellement chaque jour, de l'unique sacrifice du Christ, re-présenté (rendu réellement présent) sous la forme signifiante du pain et du vin. Mais l'effusion de sang des sacrifices du Temple de Jérusalem est désormais périmée, inutile.

            La persistance dans l'islam d'un sacrifice d'animal ne peut donc non plus être tenue par un chrétien pour un progrès par rapport à sa foi.

 

3.         L'Incarnation.

À propos des sacrifices, je viens de faire allusion à la qualité de "Fils de Dieu" que le chrétien reconnaît à Jésus le Christ. Dans le monde juif de son temps, cette prétention était inacceptable, un vrai blasphème : cet homme se fait Dieu ! Il est impossible que Dieu descende de sa toute-puissance, de sa transcendance, pour venir vivre une vie d'homme. Les amis de Jésus, les apôtres les plus proches, n'ont eux-mêmes reconnu cette "incarnation" de Dieu en Jésus qu'après avoir revu celui-ci vivant après la Croix et après avoir été bousculés par l'Esprit à la Pentecôte.

            Et pourtant, si nous réfléchissons (mais cette réflexion ne peut nous venir à l'esprit que parce que Dieu a pris l'initiative de nous révéler son Incarnation, nous ne pouvons donc rien reprocher à ceux qui n'ont pas reçu cette révélation), ceux qui se sont scandalisés qu'on prétende que le Dieu transcendant, le Tout-puissant, s'était désapproprié, "vidé" de lui-même (Lettre aux Philippiens, 2, 7) pour se faire homme jusqu'à la mort incluse ont, en réalité, fait de la toute-puissance de Dieu une limitation à cette même puissance, en lui interdisant de pousser l'amour jusqu'à l'extrême du dépouillement, du renoncement à l'utilisation de la puissance. La toute-puissance d'amour qui est celle de Dieu brise toutes les barrières entre lesquelles notre idée peut-être simpliste de la toute-puissance voudrait l'enfermer.

            Cette évaluation insuffisante de la puissance de Dieu est peut-être à l'origine de bien des refus auxquels Jésus, puis la prédication des apôtres, se sont heurtés, notamment chez les juifs pieux et parce que précisément ils étaient des juifs pieux, passionnément respectueux de la transcendance de l'Unique. De là est venue aussi l'hérésie "docétiste" (d'un mot grec qui signifie "apparent"), répandue dans les premiers siècles du christianisme, selon laquelle en Jésus Dieu n'aurait pris qu'une apparence humaine pour s'adresser aux hommes, mais sans s'y engager vraiment, si bien que les bourreaux n'auraient crucifié qu'une sorte de fantôme. On voit combien une telle conception, par laquelle on croit ménager la grandeur de Dieu, affadit en réalité l'amour qu'il nous a montré et méconnaît sa vraie puissance.

            Ceci étant acquis, la reprise par l'islam des objections juives contre la filiation divine de Jésus constitue pour le chrétien, cette fois encore, un retour en arrière, non un progrès. Et il constate que, face à la Passion et à la mise à mort de Jésus, la pensée musulmane, scandalisée qu'un prophète aussi saint puisse subir l'intolérable, a refusé la réalité du supplice et repris, à propos de la crucifixion, les facilités de ce docétisme que les premiers siècles chrétiens avaient su écarter.

 

4. La Trinité.

            Il ne s'agit évidemment pas d'un polythéisme à trois divinités. Dans les polythéismes, chaque dieu exerce ses propres prérogatives pour son compte, et des conflits peuvent s'ensuivre. Rien de tel ici, et ni les juifs ni les musulmans ne mettent en doute que la foi chrétienne prend place parmi les monothéismes, même si le comment de la chose désarçonne.

            Une manière d'en rendre compte, qu'on croit déceler dans certaines mises en garde du Coran, consisterait à dire que Dieu, le Dieu unique, s'est adjoint deux "associés" qu'il fait participer à son œuvre et à sa vie. Dans une telle vue des choses, le Fils et l'Esprit seraient comme accrochés de l'extérieur à la divinité, dans une situation de subordination. Là encore, les premiers siècles chrétiens ont dû affronter cette hérésie "subordinatianiste", notamment sous la forme de l'arianisme. Le chrétien ne se reconnaît pas dans cette présentation de sa foi.

            Pour lui c'est en Dieu, à l'intérieur de l'unique Divinité, que se déploie la relation, relation d'amour et de vie partagée, entre les trois Personnes. Cette déclinaison de l'unité en trois dans une relation commune pose au raisonnement humain des problèmes devant lesquels il se sent démuni : sont-ils trois ? sont-ils un ? s'ils sont un et trois à la fois que faisons-nous du principe de non-contradiction ? On comprend que le monde juif, qui avait eu tant à batailler pour préserver jalousement sa foi en l'Unique, se soit montré rétif à ces nouveautés. Les premières générations chrétiennes elles-mêmes ont mis du temps avant de pouvoir exprimer clairement ce qu'impliquait la révélation faite par Jésus, à travers ce qu'il dit de sa relation avec son Père et de sa connivence avec l'Esprit qu'il va envoyer, que Dieu est amour partagé.

            Je voudrais cependant proposer l'idée que cette forme si étonnante d'unité satisfait paradoxalement certaines requêtes de la réflexion, dès lors qu'il nous a été révélé que Dieu est amour.

            Dans le monothéisme tel que le conçoit spontanément la raison humaine, on se retrouve en face d'un Dieu non seulement unique mais solitaire, une sorte de Grand Célibataire de l'Être, sans relation aucune s'il ne décidait pas de créer des êtres qui de toute façon vont lui rester inférieurs. Pris en lui-même, il n'a personne à aimer. S'il veut aimer, il se trouve en face d'un manque. Dès lors sa démarche de création ne sera plus un acte de bonté gratuite, elle viendra combler un manque. Dieu peut-il être en manque ?

            Le dogme de la Trinité, qui d'abord désemparait notre raison, nous fait connaître un Dieu qui n'a pas besoin de nous pour aimer, qui ne manque de rien puisque la relation des trois Personnes actualise parfaitement la puissance d'amour qui est en lui. Alors la création d'êtres finis capables d'entrer à leur tour en relation d'amour avec lui n'apparaît plus comme répondant à un besoin, à un manque en Dieu (quel blasphème que de poser qu'il manque quelque chose en Dieu !), elle est pure bonté gratuite. Dieu est pleinement Dieu d'amour en lui-même, et c'est par un acte d'amour libre et gratuit qu'il veut l'homme pour l'associer à cet amour qu'il vit déjà en lui-même. Dieu est totalement Dieu sans avoir besoin de nous, mais nous constatons avec émerveillement qu'il a voulu, par grâce, par débordement de l'amour qui est en lui, se mettre en situation de manque et de désir à notre égard.

            On voit maintenant comment la foi trinitaire en Dieu, Père, Fils et Esprit, constitue pour le chrétien un pas en avant, un progrès, qui suppose certes tout l'acquis du monothéisme d'Israël, mais qui engrange humblement la révélation nouvelle, en Jésus, de tout ce qu'implique le fait que Dieu est amour.

            Cette fois encore, le passage à l'islam ne peut séduire le chrétien. Ce serait renoncer à la grâce qui lui a été faite, sans mérite de sa part, en Jésus le Christ, et transmise par le témoignage des apôtres. Ce serait, pour lui, une régression.  

avril 2011

 

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