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24 décembre 2011 6 24 /12 /décembre /2011 10:38

      La mort de Vaclav Havel m’a ému.

     Pour beaucoup, le nom de cet homme n’est parvenu à leur connaissance qu’en 1989, avec la Révolution de velours qui a vu la Tchécoslovaquie se dégager de la chape de plomb qu’un régime abusivement proclamé socialiste faisait peser sur elle.

     J’ai entendu parler de Vaclav (prononcer : Vatslav) Havel au plus tard en 1977, lorsque les journaux nous ont appris qu’une pétition venait d’être signée publiquement par 242 personnes en Tchécoslovaquie, demandant le respect de normes démocratiques, et tout simplement que les principes et les garanties inscrits dans la Constitution de la Tchécoslovaquie « socialiste » soient observés. Ce fut la Charte 77. Parmi les promoteurs, dès décembre 76, de cette initiative : Havel, artisan de théâtre et auteur dramatique, interdit de scène depuis la répression du « printemps de Prague » après 1968. De temps en temps, on apprit les brimades, les harcèlements, les séjours en prison, que subissait tel ou tel des signataires de la Charte. Havel faisait jouer clandestinement dans des arrière-cours de courtes pièces, d’un humour à la fois réjouissant et grinçant, qui montraient en action les absurdités, les faux semblants, les petites lâchetés et les sursauts de dignité dans une société gangrenée par l’arbitraire et par une idéologie à laquelle beaucoup de ceux qui la mettaient en œuvre pour survivre ne croyaient même plus depuis l’invasion russe de 1968.

     Ces pièces sont parvenues en France, ont été traduites, et c’est ainsi qu’un soir de l’automne 1979 je suis entré dans le petit théâtre Essaion, au fond d’une ruelle derrière le Centre Pompidou, pour voir et entendre deux de ces œuvres, Audience et Vernissage. Au plaisir d’assister à du bon théâtre se mêlait le sentiment de participer à un petit geste de solidarité. Par hasard je suis repassé il y a quelques jours par cette ruelle.

     Pourquoi cette attention particulière portée aux vicissitudes des peuples tchèque et slovaque, plutôt qu’aux autres pays du bloc soviétique ? Il faut remonter bien plus loin pour l’expliquer.

     Novembre 1945. La guerre en Europe est terminée depuis six mois. Sur le bureau du proviseur du lycée Faidherbe à Lille arrive de Tchécoslovaquie une lettre écrite en français par un lycéen de Trenin, en Slovaquie, demandant pour lui-même et plusieurs de ses camarades la possibilité de correspondre avec des lycéens français. C’est ainsi que je suis devenu le correspondant, puis l’ami, de Frantiek, (autrement dit François), plus familièrement Fero. En 1947, après notre première année à tous deux dans l’après-baccalauréat, j’ai fait un séjour dans sa famille et visité son pays. Il devait venir en France à l’été 1948. Mais en février 1948 les communistes tchécoslovaques, partenaires jusque-là d’autres partis dans une coalition démocratique, ont confisqué le pouvoir et ont fait de leur pays un vassal de l’Union soviétique. Il n’était plus question pour un étudiant catholique, qui n’était pas dans les petits papiers du régime, d’aller faire un tour à l’ouest. Fero a eu bien de la chance d’avoir le droit de continuer ses études d’ingénieur, protégé par le fait que son père n’était qu’un petit employé des chemins de fer ; ses camarades fils de « bourgeois » ont été interdits d’études, à moins que leurs parents n’aient eu la bonne idée de se faire communistes suffisamment à temps. Notre correspondance et notre amitié ont continué. Mais en 1950, Fero m’a averti à demi mot que cette correspondance devait s’espacer, s’interrompre. J’ai compris qu’avoir un ami à l’ouest, écrire en France, était devenu dangereux. Dans les années qui ont suivi, un certain nombre d’« espions » et de « traîtres » ont été exécutés, à commencer par des communistes eux-mêmes, tombés en disgrâce, d’autres ont été emprisonnés. Le silence était en effet très sage.

     De 1950 à 1966, aucune lettre. Une seule occasion de se voir, quand à la fin des années 50 Fero devenu ingénieur a été envoyé quelques jours en France par son usine pour je ne sais quel contact de travail, et ce rendez-vous même non sans précautions. J’ai su alors, par exemple, que lorsqu’on écrivait à l’ouest il fallait aller donner la lettre non cachetée au bureau de poste, à charge pour le délégué du Parti dans l’administration de choisir ou non de la lire. C’est en multipliant ce genre de dispositions qu’on maintenait les gens dans la peur et l’obéissance.

     À la fin de 1966 le régime s’était un peu assoupli, Fero a de nouveau écrit. L’amitié avait tenu. La correspondance n’a plus jamais été interrompue, des voyages ont été possibles.. La nouvelle glaciation qui a suivi la reprise en mains de la Tchécoslovaquie par les fidèles de Moscou après 1968, si pénible quelle ait été, n’est pas allée jusqu’aux mêmes extrémités que la tyrannie criminelle des années 50.

        Mais ces 16 années de silence imposé ne sont pas seulement un mauvais souvenir, elles sont un socle, et pas seulement pour l’amitié. Ce sont elles qui m’ont rendu si attentif à tout ce qui pouvait se passer à Prague et à Bratislava. Alors, le printemps de Prague en 1968, l’espoir de voir enfin le « socialisme à visage humain » s’installer dans ce pays, la rage et les pleurs d’apprendre l’arrivée des chars russes le 21 août 1968, la lente asphyxie de l’espérance que nous avons observée sur place lors des vacances de 1969. Ensuite l’attention portée à tout ce qui pouvait là-bas faire évoluer les choses, à la Charte 77, à d’autres initiatives. La séance du théâtre Essaion. La tristesse de constater lors d’un voyage en 1986 que le pays donnait l’impression de se morfondre sous une chape de plomb et de mensonge, avec pour seul refuge les satisfactions de la vie familiale. Et la joie en novembre 1989 de voir à la télévision apparaître côte à côte sur un balcon de la place Wenceslas Vaclav Havel et Alexandre Dubek, l’ancien leader du printemps de Prague.

        Les ans ont passé, le réapprentissage de la démocratie a connu des soubresauts, la Tchécoslovaquie s’est cassée en deux, les deux morceaux en sont cependant bien vivants et progressent. Les inégalités y ont progressé aussi. Nous avons vieilli, Fero est mort l’été dernier, et il me faut parler de tout cela sans lui.

     Ce blog n’a pas été ouvert en vue de confidences, mais je n’ai pas pu ne rien partager quand disparaît le leader de la Charte 77 et de la Révolution de velours, l‘auteur d’Audience et de Vernissage.

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