Michel Poirier

Le 30 octobre, le site du quotidien toulousain La Dépêche du Midi affichait l’information suivante : « Ce vendredi matin, l'archevêque de Toulouse Mgr Robert Le Gall  a estimé que la liberté d'expression "a ses limites", se prononçant contre la liberté de blasphémer. Une déclaration qui fait polémique. "Ce n'est pas négociable", lui a répondu la présidente de Région Carole Delga. » Depuis lors, les débats n’ont pas cessé sur les réseaux sociaux, non sans beaucoup de confusion.

Il y a, selon moi, de la confusion parce que les intervenants ne précisent pas sur quel terrain ils se placent, celui de la loi et des tribunaux, ou celui, moral, de la délicatesse envers les personnes.

Sur le premier terrain, je suis convaincu qu’il ne peut ni ne doit être question de réprimer le blasphème et les caricatures de la religion, pour deux raisons au moins. La première est qu’en France l’État est laïque, et que le blasphème, réalité religieuse, est hors de ses compétences. La seconde est que là où le blasphème est réprimé par des lois on aboutit à des horreurs : ce fut le cas chez nous au Moyen Âge avec l’Inquisition, et encore au 18^e siècle avec la décapitation du chevalier de La Barre, et c’est le cas aujourd’hui, par exemple en Iran ou au Pakistan. Si l’archevêque se place sur ce terrain, je lui donnerais tort.

Pour ce qui est de la délicatesse envers les personnes, c’est autre chose. Remarquons que Samuel Paty avait montré cette délicatesse : sachant bien que des caricatures du prophète de l’islam choquent un musulman et lui sont pénibles, sans renoncer à s’en servir pour son cours sur la liberté d’expression il avait averti ses élèves de sa démarche et proposé à qui en serait gêné de sortir ou de détourner le regard. L’assassinat dont il a été victime en est encore plus odieux. La Présidente de l’Occitanie, en projetant les mêmes caricatures sur les murs de la Préfecture de Région, lieu public devant lequel tout le monde peut être amené à passer, n’a pas montré cette délicatesse, c’est dommage.

Sur ce terrain du respect des personnes, la mise en garde de plusieurs, et notamment de l’archevêque de Toulouse, me paraît donc recevable. À ce propos, le 24 octobre j’ai été effaré par un petit bout de phrase d’un journaliste du Monde qui, parlant d’une personne qui avait insulté l’islam sur Instagram, précisait qu’elle avait « insulté l’islam – non les musulmans ». Comment peut-on se montrer à ce point fâché avec la réalité, à ce point ignorant du vécu des croyants, que d’imaginer qu’il soit possible d’insulter une religion sans que chaque croyant authentique de cette religion ne soit atteint personnellement par l’insulte ? Si vous êtes français et que quelqu’un déclare publiquement que la France est un pays de merde, ne vous estimerez-vous pas outragé et diffamé vous-même ? La relation du croyant avec Dieu et avec sa communauté de foi est aussi forte et aussi personnelle que celle du citoyen avec sa patrie.

Il n’y a pas à refuser ni craindre le débat sur les religions et l’argumentation sereine à ce sujet. Insulter et ridiculiser, c’est autre chose. Cette indifférence à la souffrance qu’on inflige alors à autrui vient peut-être de ce que, parmi ceux qui sont étrangers à toute foi, beaucoup ne voient dans une religion qu’une collection d’opinions, un amoncellement de dogmes, et ignorent la dimension de relation personnelle qu’elle comporte. Ils s’estimeraient impardonnables d’insulter et de ridiculiser devant vous votre père ou votre mère, mais peuvent juger amusant de vous infliger la même chose à propos de Jésus ou de Marie – ou de Mahomet.

Pas de répression légale du blasphème ou de la dérision envers les religions, cela devrait être acquis et le rester. Mais à côté, s’obliger à un peu de délicatesse dans les rapports humains ne ferait pas de mal à certains.